Le Vin et Bordeaux

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Le vin se trouve à la racine de la culture bordelaise, et de son rayonnement mondial à travers les âges. Très tôt à la source de la prospérité de la ville, il s’inscrit comme un véritable protagoniste de son Histoire, si bien que de la santé de sa culture et de son commerce semble découler quasi-mécaniquement la santé économique du lieu dont il rougit les terres.

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Les premières vignes bordelaises

À l’origine, le vin est conçu comme un breuvage magique, et comme un médicament, prescrit par les médecins dans l’Antiquité en fonction des vertus propres à chaque cru. Il fait son apparition en Mésopotamie il y a de cela au moins 2500 ans, comme en témoignent les traces iconographiques et scripturales épargnées par le passage du temps. Introduit en Gaule du Sud via le port de Marseille par les navigateurs grecs et phéniciens, en région bordelaise le vin est d’abord importé : il vient de Pompéï, du Narbonnais ou de l’Espagne, et son trafic est contrôlé par les Romains dès leur conquête des Gaules au Ier siècle avant J.-C. S’il est déjà consommé par la population de la ville, installée depuis le IVe siècle avant J.-C., c’est encore un produit cher et dont le commerce ne bénéficie qu’aux importateurs romains. C’est le témoignage de Pline l’Ancien, qui note la présence de vignes lors de sa visite en 71, qui nous permet de dater les débuts d’une viticulture sur le territoire. Suivant la ligne des encyclopédistes romains, Pline compile dans son Histoire Naturelle les conclusions de sa vaste enquête sur les connaissances scientifiques et les moeurs de son temps, aux fins de fournir au citoyen romain une culture générale solide et actuelle.

Il s’agit d’un des témoignages les plus larges et les plus détaillés concernant la culture dans l’Empire romain du début de notre ère. Son livre XIV est consacré à la vigne, ses espèces, sa culture, sa vinification et sa conservation à l’état de vin : au moment où il écrit, Pline dénombre 185 sortes de vins, et près du double en comptant les variétés. Très justement, Pline observe l'importance de la région et du terroir : le même cépage donne, selon les lieux, des produits différents. Il critique par ailleurs déjà les traitements infligés au vin, regrettant qu’on trafique ainsi sans vergogne le précieux fruit de tant de travail.

Entre autres vertus générales, le vin, « le meilleur des remèdes » selon Plutarque, possède celle d'être un désinfectant, l'antidote de la ciguë et de divers poisons. Un vin d'Achaïe provoque l'avortement, le vin de Trézène passe pour rendre impuissant, celui de Signia constipe, ceux de Calés et de Velitrae sont recommandés pour l'estomac, celui de Chio facilite la digestion, celui de Lesbos est diurétique, celui de Cos laxatif, tandis qu’un vin d'Arcadie rend, dit-on, les femmes fécondes et les hommes enragés…

Julien Pierre. Le vin dans l'antiquité : Pline l'ancien, Histoire naturelle, livre XIV. In: Revue d'histoire de la pharmacie, 47ᵉ année, n°161, 1959. pp. 103-104.

Quand Claude conquiert l’actuelle Grande-Bretagne, il rapporte avec lui la Biturica, un cépage plus robuste et plus résistant au froid. C’est sur cette base, et celle d’une géologie et d’un climat favorables à son épanouissement, que vont pouvoir naître les vins de Bordeaux.

Les Bituriges Vivisques, les ancêtres des Bordelais, vont alors passer de consommateurs à producteurs et, bientôt, Burdigala, l’ancienne Bordeaux, ne sera plus seulement un port de passage des vins de l’Empire vers les îles britanniques mais le chef-lieu mondial de la production, du négoce et de la culture viticole. Ce cépage offre aux Bituriges une certaine prospérité sous l’occupation romaine, prospérité favorisée par l’instauration de la pax romana qui permet le libre commerce du vin. Aussi l’aura de cité des vins qu’on connaît à Bordeaux va naître très vite, comme en atteste la célèbre apostrophe d’ Ausone à la ville :

« Depuis longtemps, je me reproche un silence impie, ô ma patrie ! Toi célèbre par tes vins, tes fleuves, tes grands hommes, les mœurs et l'esprit de tes citoyens, et la noblesse de ton sénat, je ne t'ai point chantée des premières ! »

Le poète donnera d’ailleurs son nom à un cru de Saint-Émilion, une des premières terres de vignes du bordelais.

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Si la christianisation de la ville au IVe siècle nourrit la demande en vin et lui assure une continuité, le déclin de l’Empire romain et les cinq siècles d’invasions qui suivent mettent en péril sa culture. Celle-ci sera toutefois sauvegardée par des moines qui, soucieux de conserver la Biturica, en plantent eux-mêmes des parcelles autour de leurs églises et abbayes.

Le premier âge d’or des vins de Bordeaux

C’est à la faveur de l’union d’Aliénor d’Aquitaine avec Henri Plantagenêt en 1152, devenu roi d’Angleterre deux ans plus tard, que se scelle véritablement le sort des vins bordelais.

À la chute de sa rivale rochelaise en 1224, Bordeaux se lance à la conquête du marché britannique, armant ses navires en même temps qu’elle dépêche ses marchands dans les grandes places anglaises. Devenue le port atlantique du domaine anglais, elle acquiert une place économique et politique prépondérante.
En 1302, Édouard Ier lui accorde la Grande Charte qui établit des conditions commerciales très favorables. Le Bordelais devient alors "le cellier de l’Angleterre au Moyen-Age" et la première région exportatrice de vin du monde médiéval, réputée notamment pour son claret, un vin clair et doux prisé par toutes les tables anglaises.

Les archives anglaises, notamment les registres de la grande Coutume déposés au Public Record Office à Londres, témoignent des volumes exceptionnels exportés par le port de Bordeaux pendant l’union anglo-gasconne. C’est une véritable fièvre viticole qui touche le territoire : toutes les villes ayant un accès fluvial au bassin aquitain, soucieuses de capter le marché atlantique, se voient entraînées dans cet élan commercial, et la carte des villes se superpose à celle des vins. De fait, la géographie viticole du Bassin aquitain est une construction historique et juridique, bien différente de celle induite par les aptitudes des sols et des climats.

En 1303, 102 724 tonneaux sont exportés depuis le port de Bordeaux, un record qui ne sera égalé qu'en 1950.

Le marché du vin s’impose donc comme un enjeu majeur alimentant de véritables guerres commerciales, suscitant concurrences de toutes parts, peur de la surproduction, et obligeant les villes productrices à adopter des mesures protectionnistes. Bordeaux va alors tout mettre en oeuvre pour se doter d’un arsenal juridique et fiscal propre à protéger son commerce nourricier.

Soucieux de son allégeance, Jean sans Terre lui accorde en 1214 l’exemption fiscale, exonérant les bourgeois du paiement des coutumes (taxes sur les marchandises), et les débuts de la guerre de Cent ans en 1340 asseyent le rôle prépondérant de Bordeaux, actrice majeure du volet commercial de la guerre. À partir de 1241, les Bordelais prétendaient interdire aux vins produits en amont de Saint-Macaire de descendre à Bordeaux avant la Saint-Martin. Quand finalement le roi-duc Édouard III en appelle à eux pour assurer la protection de ses terres en Aquitaine, il accepte d’étendre ses privilèges en renforçant la prohibition frappant les villes de la moyenne Garonne, qu’il veut punir de leur résistance à l’occupation anglaise prévue par le traité de Calais de 1360. En 1373, il présente ces mesures comme une émanation de sa volonté et prescrit que le Haut-Pays ne pourra descendre ses vins avant Noël, assurant ainsi à la ville une position monopolaire.

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Les privilèges de Bordeaux se trouvent alors légitimés et deviennent officiels. Le commerce des pays d’amont est désormais soumis au bon vouloir de Bordeaux : elle ne prohibe pas, mais dicte ses conditions. Ses vignobles périurbains bénéficient en conséquence de sa prééminence, d’autant que depuis la ratification d’une alliance défensive entre la ville et ses filleules en 1379, celles-ci se trouvent également exemptées de taxes.

Le vin est alors considéré comme la "substance" du pays*. C’est en ces termes qu’il se voit évoqué par les jurats de Bordeaux dans leur ordonnance municipale de 1416, ce qui témoigne de la place qu’il occupe dans l’économie et la vie bordelaise. Le vin est nourricier : au sens littéral avant tout, puisqu’à lire les archives de la région il est considéré comme produit de première nécessité, présent sur toutes les tables et nécessaire à la vie quotidienne. Il est aussi pourvoyeurs de revenus, petits ou grands, et monnaie d’échange locale fortement répandue, servant fréquemment d’instrument de crédit ou de salaire d’appoint.

*Registres de la jurade. Délibérations de 1414 à 1416 et de 1420 à 1422, t. IV, Bordeaux, 1883, p.307, 9 janvier 1416.

La révolution du XVIIe

Le vignoble bordelais expérimente bientôt une nouvelle forme d’exploitation : le bourdieu, une plantation des vignes en lignes qui permet l’optimisation de la rentabilité des terres. Les vins ainsi produits sont considérés meilleurs et plus concentrés. Par ailleurs, l’introduction d’un nouveau cépage, le verdot, va donner un vin rouge robuste et plus coloré.

C’est en même temps l’ère du négoce avec les Hollandais, alors premiers importateurs, et à qui ces bourdieux conviennent mieux que le claret, leur marché se dirigeant vers des consommateurs de boissons fortes. Ils achètent en parallèle quantités de vins blancs doux destinés à l’exportation vers l’Europe du Nord, et surtout des "vins de chauffe", prévus pour la distillation.

Dans le même temps, les Hollandais permettent aux propriétaires et exploitants d’assécher les marais en bordure de Gironde, leur apportant à ces fins technique et main d’oeuvre. Le Médoc devient alors propre à la viticulture. C’est cette collaboration qui offre les conditions d’un second âge d’or bordelais.

Si la fin du XVIIe est un moment difficile pour les vins de Bordeaux, c’est en même temps un moment charnière. Le marché subit la concurrence des boissons d’import colonial et celle des vins forts d’Espagne et du Portugal, alors même qu’il est entravé par les guerres avec la Hollande et l’Angleterre. Suivra la mise en place d’une politique douanière britannique discriminatoire à leur égard, visant à grever les vins français en leur appliquant des taxes deux fois supérieures à celles pratiquées avec la péninsule ibérique.

La solution rencontrée par les Bordeaux : viser le haut de gamme. Le créneau commercial va dorénavant être celui-ci, proposer à une clientèle aisée une gamme de vins fins et distingués. C’est de cette période que datent les premières bouteilles bouchées et scellées.

Le XVIIIe voit l’édit royal de 1776 de Turgot abolir les privilèges de Bordeaux, mais le sort de ses vins est déjà scellé.

Le XIXe siècle : le temps de l’organisation et du classement

Les vignobles du Bordelais, comme nombre d’autres alors, sont frappés de front par la crise de l’oïdium au milieu du siècle. Quand est enrayée la maladie en 1857 (on trouve quels procédés de soufrage peuvent la conjurer), le vin de Bordeaux se trouve pris dans un mouvement d’organisation et de professionnalisation de l’activité. Dans le même temps, il profite également de l’esprit de libre-échange qui commence à se développer avec la Révolution industrielle et ses prémices capitalistiques.

Les vins du territoire font alors l’objet d’études et de classements, dont le fameux classement de 1855. Il est établit à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris à la demande de Napoléon III qui, désireux de montrer la puissance agricole française, exige de chaque région viticole qu’elle établisse son classement.

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1855 reste aujourd’hui une référence des œnologues et du grand public, bien qu’il ne représente que partiellement la qualité des vins produits dans le Bordelais. En effet, si les premiers grands crus n’ont rien perdu de leur superbe, certains deuxièmes se sont effondrés du fait d’une mauvaise gestion des vignobles, soumis aux aléas des ventes et des rachats, tandis qu’à l’inverse des vins moins bien classés mais laissés aux mains d’équipes talentueuses sont venus rivaliser avec les grands.

Focus sur les "grands crus" de Bordeaux

1855 n’est plus tout à fait pertinent pour le Médoc, mais surtout pas du tout suffisant pour donner une vision d’ensemble de Bordeaux alors même que Saint-Emilion, Pomerol et Pessac-Léognan produisent désormais des crus de renommée mondiale, dont le célèbre Pétrus, vin le plus cher du Bordelais.

  • Du côté de la rive droite, la petite et prestigieuse appellation Pomerol (780 hectares) n’a jamais ressenti le besoin de créer un classement. En revanche, son immense voisine Saint-Emilion (5400 hectares) a dû mettre un peu d’ordre pour permettre aux amateurs d’y voir clair. Ainsi, depuis 1954, les vins de Saint-Emilion sont classés en Premiers Grands Crus classés A ou B et Grand Crus Classés, rangs distinguant respectivement 4, 14 et 66 vins depuis 2012.
  • Du côté des Graves, on a aussi voulu distinguer d’autres vins que Haut-Brion. On a donc créé le classement des vins de Graves en 1959. Il se trouve que tous les vins classés se situent à Pessac-Léognan, meilleur terroir des Graves.
  • Enfin, pour que des vins du Médoc non classés en 1855 mais de belle qualité puissent tout de même jouir d’une reconnaissance, la célèbre mention « Cru Bourgeois » a été créé en 1932.

XXe siècle : l’optimisation et la régulation du marché au service de l’excellence

La naissance des appellations

Au tournant du XXe siècle, le vignoble connaît une nouvelle crise, celle des fraudes et de la baisse des prix.

C’est ainsi que devient nécessaire une législation nationale sur l'origine des vins : mise en place en 1911, elle se présente comme une délimitation des aires d'appellation qui aboutira en 1936 à la création de l'INAO (Institut National de Appellations d'Origine) et aux AOC.

Les AOC représentent 97% de la production bordelaise. Elles sont régies par des "décrets de contrôle" qui fixent des conditions de production précises :

La technicité de l’oenologie

C’est à l’occasion de deux moments de crise climatique que les vins du Bordelais vont signer leur vocation de produits issus d’une grande maîtrise technique et d’un savoir-faire spécialisé.

Le gel de l’hiver 1956 va par rebonds rajeunir et restructurer l’encépagement au profit du Merlot, alors que les grosses chaleurs de 1959 et 1961 vont obliger les exploitants à prendre conscience de la nécessaire maîtrise des techniques de vinification.

Aussi on peut dire sans exagération que le vin de Bordeaux a connu en cette deuxième moitié du XXe siècle des évolutions telles qu’il est un produit bien différent de celui d’antan. Très attaché à sa vocation qualitative, il est maintenant l’objet d’un art, celui des oenologues, qui sont alors les seuls, ou presque, à la source de ses transformations.

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Les défis des vins de demain

Le monde du vin n’échappe pas aux préoccupations majeures de ce début de siècle, liées à l’impact environnemental des productions. La filière des vins bordelais a déjà amorcé une conversion de ses techniques de développement vers des modalités plus durables. Elle se dirige maintenant vers des modes de culture biologiques, biodynamiques et raisonnés, destinés à économiser l’eau, l’énergie et à mutualiser la gestion des déchets.

Au printemps dernier, l’oenologue et vigneron girondin Pascal Chatonnet a même imaginé une cuvée Bordeaux 2050 pour déterminer les conséquences du réchauffement climatique sur le vin, et sensibiliser le public. Il est pour cela allé cultiver des cépages bordelais dans des régions plus chaudes et sèches. Le résultat en bouche, selon Monique Josse, directrice du Musée du vin à Paris : "les notes aromatiques sont difficiles à trouver". La campagne de communication lancée à la suite de ce projet ajoute “un goût plus sec, amer”, “arôme appauvri, goût trop mûr” et “fruits gâchés”. L’intérêt gastronomique de lutter contre le dérèglement du climat est donc démontré, s’il le fallait encore.

Enfin, si le marché du vin a basculé dans l’univers du luxe depuis la fin XVIIe et ce crescendo jusqu’à notre début de XXIe siècle, le vignoble de Bordeaux est encore le fait d’un savoir-faire traditionnel porté par une multitude de vieilles familles vigneronnes. Ce n’est qu’à ce prix qu’il conservera la patte qui lui donne son caractère, son Histoire et son identité, conservation patrimoniale d’autant plus nécessaire qu’il se trouve depuis quelques décennies en prise avec la concurrence des vins étrangers. L’Australie, le Chili, l'Afrique du Sud, l'Argentine, la Nouvelle-Zélande, la Californie, sont autant de producteurs dits "du Nouveau Monde" qui viennent obliger la filière française à repenser sa compétitivité. Le Sénat lui-même s’est emparé de la question, dans le cadre d’un groupe de travail mis en place en octobre 2001 et destiné à penser les conditions d’un nouvel essor du vin. Le rapport, déposé le 10 juillet 2002, articule ses propositions d’avenir sur 5 grands axes :

  1. Investir largement dans la qualité
  2. Rendre l'offre plus lisible et plus visible
  3. Mettre le consommateur au centre des préoccupations
  4. Accompagner par une politique viticole adaptée
  5. Développer une approche équilibrée du thème « vin et santé »

D’autres travaux ont été publiés depuis, qui reprennent, approfondissent et mettent à jour régulièrement la réflexion autour des points relevés ici. Ils sont tous consultables sur le site du Sénat.

Histoire de Bordeaux : De Burdigala à la LGV